LE GOUVERNEMENT VEUT FICHER LES HONNETES GENS
LE PARLEMENT VEUT FICHER LES HONNÊTES GENS
LE 18 JANVIER 2012 JEAN MARC MANACH
Le projet de ficher 60 millions de "gens honnêtes" oppose sénateurs et députés.
Depuis le 12 janvier dernier, ces derniers veulent en faire un fichier policier aux
possibilités infinies. Un rien inquiétantes. Des sénateurs, y compris de la majorité,
redoutent une dangereuse dérive liberticide.
Ficher 60 millions d’innocents pour les protéger de quelques milliers de coupables
– afin que les méchants n’usurpent pas l’identité des gentils, et, plus
prosaïquement, afin de garnir les tiroirs caisses des fabricants.
Le projet a un petit nom : le fichier des “gens honnêtes“ (sic).
C’est le grand chantier sécuritaire de Claude Guéant, mais sur
lequel sénateurs et députés expriment maintenant de profonds
désaccords, mettant en évidence les possibles dérives de cette proposition
de loi sur la protection de l’identité, censée instaurer une nouvelle carte d’identité
biométrique.
La semaine dernière, le 12 janvier, une poignée de députés UMP a introduit
un amendement permettant de multiples applications policières.
Un an exactement après son premier examen, plusieurs sénateurs UMP
refusent catégoriquement de voir leur nom associé à ce fichier administratif
qui, sous l’impulsion de Guéant et du lobby des industriels de l’empreinte
digitale, a pris entre-temps les allures d’un fichier policier.
Députés et sénateurs sont tous d’accord pour ficher les noms, prénoms,
adresses, tailles et couleurs des yeux, empreintes digitales et photographies
de tous les détenteurs de cartes d’identité soit, à terme, 45 à 60 millions de
Français. Mais, alors que les sénateurs veulent empêcher tout détournement
de sa finalité administrative première, et donc empêcher une exploitation
policière, les députés voudraient quant à eux pouvoir l’utiliser en matière de police judiciaire.
Claude Guéant, en première lecture à l’Assemblée, avait en effet expliqué,
en juillet 2011, qu’il ne voyait pas pourquoi on empêcherait policiers et
magistrats de l’utiliser dans leurs enquêtes, laissant entendre qu’à terme,
les systèmes de reconnaissance biométrique faciale permettraient ainsi et
par exemple d’identifier des individus filmés par des caméras de vidéosurveillance.
Christian Vanneste, de son côté, avait proposé de s’en servir pour mieux
“contrôler les flux migratoires“. 7 députés de la majorité, contre 4 de
l’opposition, avaient alors voté pour la possibilité d’exploitation policière du fichier.
En octobre 2011, lors de son deuxième passage au Sénat, François Pillet,
le rapporteur (UMP) de la proposition de loi, avait de son côté qualifié
le fichier de “bombe à retardement pour les libertés publiques“, et
expliqué que, “démocrates soucieux des droits protégeant les libertés
publiques, nous ne pouvons pas laisser derrière nous un fichier que,
dans l’avenir, d’autres pourront transformer en outil dangereux et
liberticide” :« Que pourraient alors dire les victimes en nous visant ?
Ils avaient identifié les risques et ils ne nous en ont pas protégés.
Monsieur le Ministre, je ne veux pas qu’à ce fichier, ils puissent alors
donner un nom, le vôtre, le mien ou le nôtre. »
Cependant, de retour à l’Assemblée le 13 décembre 2011,
la proposition de loi fut modifiée pour ne plus garder que l’empreinte
de deux doigts, et non plus de huit, afin de se conformer à une récente
censure du Conseil d’Etat visant le nombre d’empreintes dans le passeport biométrique.
Afin de répondre aux observations critiques de la CNIL, le texte écartait
également la reconnaissance biométrique faciale, la possibilité de croiser
la base de données avec d’autres fichiers administratifs ou policiers, et
limitait son exploitation policière à la recherche de corps de victimes de
catastrophes collectives et naturelles, ainsi qu’à une dizaine d’infractions
allant de l’usurpation d’identité à l’”atteinte aux services spécialisés de renseignement”
en passant par l’entrave à l’exercice de la justice.
La commission mixte paritaire, réunie le 10 janvier dernier et censée trouver un terrain
d’entente entre les deux chambres, n’a pas permis de trancher le différent, les
sénateurs refusant de laisser la porte ouverte à d’autres formes d’exploitation
policières du fichier.
Protéger les gens honnêtes de Big Brother
Le texte aurait du repasser le 19 à l’Assemblée. Signe de l’insistance gouvernementale,
il a été réexaminé le jeudi 12 janvier au matin, au grand dam des députés de l’opposition
qui, à l’instar de député Marc Dolez, co-fondateur du Parti de Gauche et secrétaire de la
commission des lois, n’ont été prévenu de la discussion que la veille au soir :"Cette
précipitation traduit, selon nous, la volonté de passage en force du Gouvernement.
Qu’il soit utilisé à des fins de gestion administrative ou à des fins de police judiciaire,
nous estimons dangereux pour les libertés publiques de mettre en place un tel fichier
généralisé de la population."
Serge Blisko, député socialiste, rappela quant à lui que “d’autres grands pays européens
n’ont pas fait le choix que vous voulez imposer au Parlement, précise Plisko, et le système
que vous voulez mettre en place serait unique en Europe par son étendue et ses
capacités intrusives” :"Certes la loi prévoit des limitations par rapport à vos intentions
d’origine, mais rien ne nous dit, monsieur le rapporteur, qu’appelé demain à de
hautes fonctions, vous n’ayez envie d’étendre votre système à d’autres infractions,
pour en faire le Big Brother que je décrivais."
Le fichier d’empreinte génétique (FNAEG), conçu initialement pour ne ficher que les
seuls criminels sexuels récidivistes, a ainsi été étendu depuis à la quasi-totalité des
personnes simplement soupçonnées de n’importe quel crime ou délit. Aujourd’hui,
il fiche les empreintes génétiques de près de 2 millions de personnalités, dont un
quart seulement a été condamné par la Justice : les 3/4 des fichés n’ont été que
“soupçonnés” et sont donc toujours (soit-disant) présumés innocents.
En route vers un système “beaucoup plus intrusif”
Au cœur de cette polémique entre les deux chambres, la notion de “lien faible“,
brevetée par Morpho, n° 1 mondial des empreintes digitales, et qui permet
d’authentifier une personne en empêchant toute exploitation de ses données
personnelles, et donc toute forme d’exploitation policière du fichier.
Or, comme l’a rappelé Philippe Goujon, député UMP et rapporteur de la proposition
de loi, ““son inventeur lui-même le dénigre, le qualifiant de « système dégradé »
(qui) n’avait été adopté par aucun pays au monde, Israël y ayant renoncé à cause
de son manque de fiabilité“, et que, cerise sur le gâteau, les industriels du Groupement
professionnel des industries de composants et de systèmes électroniques (GIXEL)
ne veulent surtout pas en entendre parler :"Les fabricants regroupés au sein du
GIXEL ne veulent pas développer un tel fichier, car cela les pénaliserait vis-à-vis de
la concurrence internationale.
Il y a fort à parier que tous les autres pays européens adopteront un autre système,
beaucoup plus intrusif."Ce pour quoi les industriels ne voient aucun intérêt à devoir
créer un système qu’ils ne pourraient revendre nulle part ailleurs… Comme l’enquête
d’OWNI l’avait souligné, le rapporteur de la proposition de loi au Sénat avait ainsi
auditionné pas moins de 14 représentants du GIXEL, contre deux représentants
seulement du ministère de la justice, et six du ministère de l’Intérieur…
C’est ainsi que ce 12 janvier 2012, à 12 heures, six députés de la majorité ont
donc réintroduit la notion de “lien fort“, qui autorise l’exploitation policière des
données personnelles dans le fichier des “gens honnêtes“, face à trois députés
de l’opposition. La commission mixte paritaire n’ayant pas réussi à opter pour
un texte de compromis, le texte, tel qu’il a été amendé par les députés la semaine
passée, devra de nouveau passer au Sénat, avant d’être adopté, dans sa version
définitive, à l’Assemblée…
Virginie Klès, rapporteur (PS) du texte de loi au Sénat, déplore la léthargie de l’opinion
publique et des médias : “je ne sais pas si les gens se rendent compte, ou bien si c’est
parce que le gouvernement profite du brouhaha autour de la perte du triple A et des
échéances présidentielles pour faire passer cette proposition de loi, mais c’est très
très dangereux, on crée là quelque chose de très liberticide, et sans raison valable” :
"Si les citoyens se réveillaient vraiment et alpaguaient leurs députés, qui font montre
de beaucoup d’absentéisme sur le sujet, mais dont les sièges vont bientôt être
renouvelés, peut-être qu’on pourrait faire bouger les choses"
A l’exception notable des articles (payants) du site d’informations
spécialisées dans la sécurité AISG, d’un article sur PCInpact, d’un
billet sur le blog de l’avocat Bensoussan (hébergé par LeFigaro.fr),
et d’une dépêche AFP reprise sur LExpress.fr, aucun média n’en a parlé.
Ce silence médiatique est d’autant plus surprenant que c’est précisément
suite au scandale issu de la parution d’un article dans Le Monde en 1974,
Safari et la chasse aux Français, qui révélait que le ministère de l’Intérieur
voulait interconnecter tous les fichiers administratifs français, que la loi
informatique et libertés fut adoptée.
En tout état de cause, tout porte à croire que le fichier des “gens honnêtes”
pourra donc bel et bien être exploité en matière de police judiciaire. Et rien
n’empêchera que, à l’image du FNAEG, ses conditions d’exploitation
policières soient à l’avenir élargies dans le futur, et puisse servir,
par exemple, pour identifier des individus à partir d’images de caméras
de “vidéoprotection“, ou encore pour “contrôler les flux d’immigration“.
De même que le passeport biométrique a finalement été censuré,
il est fort possible que ce fichier des “gens honnêtes” soit lui aussi
retoqué, par le Conseil Constitutionnel, le Conseil d’Etat ou encore
la Cour européenne des droits de l’homme. Les textes fondateurs
régissant la présomption d’innocence, la protection de la vie privée
ainsi que les droits de l’homme excluent en effet la possibilité de
créer des fichiers policiers d’innocents…
MaJ : la proposition de loi sur la protection de l’identité passera
en troisième lecture, au Sénat, le 25 janvier à 14h30.
La Conférence des Présidents “a fixé à une heure la durée
globale du temps dont disposeront, dans la discussion générale,
les orateurs des groupes ou ne figurant sur la liste d’aucun groupe“.
Elle devra ensuite être redébattue, et définitivement adoptée, à l’Assemblée.
22/04/2012
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